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Trois ans de guerre en Ukraine : « La guerre ne se terminera pas quand Trump forcera les Ukrainiens à signer un papier », affirme Anna Colin Lebedev

Des discussions pour un cessez-le-feu, sans les premiers concernés, à savoir les Ukrainiens. C’est ce que Donald Trump a commencé à faire sur le dossier ukrainien. « Quand ce sont d’autres qui décident pour vous, vous n’êtes pas une Nation souveraine », souligne Anna Colin Lebedev, maîtresse de conférences en science politique et sociologue à l’Université de Paris-Nanterre, spécialiste des sociétés post-soviétiques. « Un cessez-le-feu ne serait aux yeux des Ukrainiens qu’une étape dans une guerre sur laquelle ils vont se projeter pour une longue durée », analyse la chercheuse, qui ajoute que « les Ukrainiens réfléchissent aujourd’hui à préparer la prochaine guerre ». Entretien.

Alors que la guerre en Ukraine a commencé il y a trois ans, Donald Trump a engagé des discussions avec la Russie, en excluant paradoxalement l’Ukraine. Comment cette situation est-elle vécue par les premiers intéressés, les Ukrainiens ?

Pour les Ukrainiens, le fait d’être l’objet des négociations plutôt que le sujet des négociations est un problème contre lequel ils doivent lutter depuis des décennies, sinon plus. L’enjeu de la guerre, c’est la souveraineté de l’Ukraine. Une Ukraine qui est traitée comme un territoire dont on décide de la répartition, ce n’est pas la même chose qu’un Etat. C’est inacceptable, socialement et politiquement. Ce qui explique entre autres la manière dont le président Zelensky répond à cela. En dépit des conseils de mettre de l’eau dans son vin, d’accepter ce que les Etats-Unis lui demandent, Zelensky sait que pour son peuple, accepter d’être un objet démantelé par d’autres puissances, c’est perdre la guerre. Car c’est perdre sa souveraineté. Et au-delà des frontières, c’est le contrôle sur son propre destin. Quand ce sont d’autres qui décident pour vous, vous n’êtes pas une Nation souveraine.

Peut-on faire confiance à Vladimir Poutine dans ces négociations qui s’engagent en vue d’un cessez-le-feu ?

Il faut vraiment sortir des lectures psychologiques. En 2022, on s’interrogeait sur notre capacité ou non à anticiper les décisions du Kremlin. Aujourd’hui, il faut regarder davantage l’état des sociétés dans la guerre, et des éléments très objectifs, qui ne se limitent pas aux capacités militaires. Il faut regarder la fragilité et les forces de chacun des pays.

On a commencé cette guerre il y a trois ans, en faisant des calculs des forces armées et d’armes disponibles. Et tout cela ne nous a absolument pas permis de prédire le retournement des événements, la capacité de l’Ukraine à résister et notre capacité à l’aider. Si aujourd’hui, on se limite à ces calculs-là, on manquera des éléments importants.

Si la paix était signée selon les conditions imposées par Poutine (annexion d’une partie de l’Ukraine, pas d’intégration du pays à l’Otan, ni l’Union européenne, départ de Zelensky), quelles pourraient être les conséquences en Ukraine ?

L’accord, tel que décrit, n’est pas un accord de paix. C’est un accord de reddition, de capitulation. Il ne sera pas perçu comme durable et acceptable, que ce soit par le pouvoir politique en place, les soldats sur le front, ou la population qui participe à la défense. On est à l’étape 1 de cette éventuelle négociation. On est un peu sidéré par ce qui est proposé et qui, au-delà de l’Ukraine, recompose les équilibres internationaux.

Mais dans cette hypothèse très pessimiste, ce cessez-le-feu ne serait aux yeux des Ukrainiens qu’une étape dans une guerre sur laquelle les Ukrainiens vont se projeter pour une longue durée. Si une capitulation leur est demandée, ils vont réfléchir à comment continuer la guerre. Les Ukrainiens ordinaires, très engagés dans la guerre, me disent depuis un moment dans les entretiens que cette guerre va durer des décennies. Ils ont bien compris qu’il faudrait qu’ils construisent et trouvent par eux-mêmes des ressources pour gagner cette guerre. Car l’hostilité de la Russie ne se limite pas, à leurs yeux, à la figure de Poutine : la volonté d’asservir l’Ukraine est pour eux une caractéristique de tout pouvoir russe. Ils se préparent à combattre longtemps, très longtemps. D’où leur réflexion sur l’armement du pays, la construction d’une industrie militaire.

Ça s’appelle la résistance ?

Oui, ça s’appelle la résistance, mais une résistance ne réfléchit pas forcément en termes de longue durée. Les Ukrainiens réfléchissent aujourd’hui à préparer la prochaine guerre, ou plutôt la phase suivante de cette guerre-ci. Les négociations actuelles sont une étape d’une guerre qui n’a pas commencé pour eux en 2022, ni en 2014, et qui ne se terminera pas quand Trump les forcera à signer un papier.

Les estimations sur le nombre de morts ukrainiens varient. Quel en serait le nombre ?

Paradoxalement, il y a très peu de débat public sur la question du nombre de morts en Ukraine. L’ensemble de la population sait qu’il est extrêmement important. Les ordres de grandeur des pertes russes et ukrainiennes sont comparables. Si l’on compare le nombre de combattants dont la mort a été annoncée dans les médias locaux ou dont on a identifié les tombes dans les cimetières – c’est un calcul qui a été fait par les médias ou les ONG – on est côté russe, à 95 000 morts, côté ukrainien à 59 000 morts. Les chiffres réels sont bien supérieurs.

Ce nombre de morts ukrainiens impacte-t-il le soutien de la population à la guerre, dans un sens ou dans un autre ?

Non. Si ça doit jouer dans un sens, ça doit jouer dans le sens inverse : pour le sacrifice déjà consenti, il faut continuer. La fatigue est là, mais ce n’est pas de l’épuisement au sens mécanique. Être fatigué, c’est ne pas avoir épuisé toutes les ressources. La société est très affectée par la guerre, mais le sens de la guerre n’a pas changé.

Il y a trois ans, au premier jour de la guerre, vous nous disiez dans un entretien à publicsenat.fr, « si le pire scénario, c’est l’attaque d’un pays de l’Otan par la Russie, il faut s’y préparer ». Diriez-vous toujours la même chose, trois ans après ?

Oui, évidemment. Mais surtout, dans l’hypothèse d’un cessez-le-feu, on donne un cadeau à la Russie en lui donnant la capacité à se préparer à des agressions futures. Les différentes ressources utilisées par la Russie dans son agression armée sont très gravement affectées par la guerre. Si on donne à la Russie une trêve, on lui donne les moyens de se préparer, et aussi une justification idéologique. Un cessez-le-feu sera sûrement présenté par Moscou comme une grande victoire et comme une grande faiblesse de l’Occident. Donc tant qu’à faire, autant continuer. Mais nous avons du mal à penser l’agression contre nous, avec par exemple une tendance à minimiser les attaques non militaires à l’égard de nos pays. Le terme de guerre hybride, est un euphémisme, on ne sait pas trop ce que c’est. Or en fait, cette agression-là contre les pays européens a déjà lieu, avec pour objectif central une déstabilisation interne. L’intérêt de la Russie est de nous faire imploser de l’intérieur.

Nos sociétés présentent plusieurs fragilités sur lesquelles la Russie peut jouer à des coûts très bas. C’est moins cher que la guerre conventionnelle et à part les dénoncer, on les laisse sans réaction. Il y a une capacité d’inventivité du pouvoir russe.

De manière générale, on a du mal à se figurer ce qu’est une guerre aujourd’hui. On n’imagine pas le scenario ukrainien dans les rues de Paris, avec des forces armées qui avancent. On a raison : les chars russes dans Paris dans 5 ans, ce n’est pas ce qui va se passer. Cependant, on a du mal à penser au-delà de la Première guerre mondiale ou la Seconde guerre mondiale : la guerre à venir aura certainement des contours très différents.

Le fait de suivre l’agenda du Kremlin est en soi une manière de céder à la guerre informationnelle. Quand Trump dit « Zelensky est un dictateur », tous nos experts se précipitent dans les médias pour dire que non. Mais en même temps, il n’y a pas de contre-récit que nous proposons. Nous restons vulnérables car on ne fait que repousser des attaques. La guerre est une forme qu’on a du mal à anticiper et qui ne fait que démarrer pour nous.

Les Européens ont-ils encore un rôle à jouer ou se retrouvent-ils placés au rang de spectateurs ?

Entre 2014 et 2022, les Ukrainiens se moquaient beaucoup des Européens. Il y avait des comptes satiriques sur Twitter, qui parlaient des Européens préoccupés. A chaque fois que quelque chose se passait, il y avait les déclarations des leaders européens qui se disaient préoccupés, profondément préoccupés. Mais l’Europe n’était pas capable d’agir. Je pense que nous avons gagné le respect des Ukrainiens par la manière dont nous avons réagi en 2022 et 2023, avec l’engagement à fournir des armes, le soutien militaire et la formation de soldats.

Les Ukrainiens perçoivent les Européens comme devant jouer un rôle central, car pour eux, l’Ukraine est aux avant-postes de la défense européenne. Elle est un rempart. Il s’agit d’aider l’Ukraine car pour l’instant, c’est elle qui paie le prix d’une défense de l’Europe qui est à la fois militaire et politique. L’attente des Ukrainiens, c’est que les Européens soient à la mesure du défi qui se pose devant eux.

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