
Une paix discutée entre Américains et Russes, sans les Ukrainiens et sans les Européens. Alors que les dirigeants de l’Union sont à Kiev et Emmanuel Macron rend visite à Donald Trump, « ce sera très difficile à l’Europe de s’imposer à la table des négociations », estime Bertrand Badie, qui « voit mal comment Trump reculerait ou changerait d’avis sous le coup d’une initiative européenne ». Pour ce spécialiste des relations internationales, « l’Europe est doublement l’otage de la montée du trumpisme et des divisions qui l’assaillent ». Entretien.
Emmanuel Macron est à Washington et plusieurs dirigeants européens sont à Kiev (voir photo), où ils ont annoncé une nouvelle aide de 3,5 milliards d’euros à l’Ukraine. Alors que la guerre a commencé il y a trois ans sur le sol ukrainien, l’Europe a-t-elle les moyens de faire bouger la ligne de Donald Trump, qui s’est engagé dans des discussions avec Vladimir Poutine en vue d’un cessez-le-feu ?
Le propre de Trump, c’est de passer en force. Donc on voit mal comment il reculerait ou changerait d’avis sous le coup d’une initiative européenne. Depuis le début de son mandat, il n’a cessé de montrer que l’Europe n’était pas à ses yeux un élément déterminant du puzzle international. On voit mal par quel biais il pourrait changer d’avis, sauf à considérer que son mode de traitement méprisant et arrogant de l’Europe était une façon de faire pression sur elle et d’obtenir quelque concession.
Emmanuel Macron veut dire à Donald Trump que ce n’est pas son intérêt d’être faible par rapport à Poutine. Le président français est-il aujourd’hui celui, en Europe, qui peut avoir le poids pour parler à Trump ? Mais a-t-il encore suffisamment d’influence ?
Il est clair que c’était son projet, dès le début de son premier mandat. Quand il a parlé de refonder l’Europe, dans ses discours, il était bien dans cette perspective, en mesurant qu’il n’y avait pas, au sein de l’Union européenne, de leader capable d’assurer cette fonction de direction.
Mais s’ajoute à cela un élément qui, paradoxalement, risque de gêner le Président français, à savoir que la France est la seule puissance nucléaire de l’Union et a tendance à considérer que ce rôle de leadership en matière de défense européenne lui revient naturellement. Mais cela risque de susciter méfiance et soupçons.
En réalité, sa position est triplement affaiblie. D’abord pour des raisons internes à la France, les dérives de sa politique intérieure. Ensuite, elle l’est car jamais l’Europe n’a été aussi divisée, au moins en quatre morceaux : un illibéralisme poutinien avec Viktor Orbán ; un illibéralisme trumpien avec Giorgia Meloni ; un libéralisme atlantiste avec l’Allemagne et un libéralisme autonome, avec la France, l’Espagne, l’Irlande. Et troisièmement, il y a les gros revers diplomatiques français subis récemment, notamment la débâcle africaine de la France, qui a porté atteinte à sa crédibilité, de manière d’autant plus forte que la France a été rejetée implicitement par ses alliés pour gérer l’espace diplomatique africain.
Le déplacement des Européens à Kiev peut-il avoir un effet ou reste-t-il avant tout symbolique ?
Si personne n’avait marqué le troisième anniversaire de ce conflit, tout le monde aurait crié à l’isolement de l’Ukraine. C’est une façon de montrer que l’Ukraine n’est pas totalement marginalisée. Et que les diplomaties européennes et occidentales restent très majoritairement mobilisées derrière l’Ukraine. Mais si les Etats-Unis lâchent totalement Kiev, l’Europe ne pourra pas être le substitut parfait.
Là, l’effort de l’Europe est de montrer qu’elle veut compenser les initiatives de Trump. Evidemment elle peut le faire sur le plan politique et diplomatique. Si la France et la Grande-Bretagne parviennent à bloquer les Etats-Unis au Conseil de sécurité des Nations Unies sur le dossier ukrainien, ce serait quand même un signe fort. Mais sur le plan militaire, l’effet de substitution est beaucoup plus indécis.
L’Europe a-t-elle encore les moyens de s’imposer à la table des négociations sur la guerre en Ukraine ?
On ne peut pas deviner ce que sera l’avenir. Je pense que dans sa stratégie, Donald Trump a plusieurs composantes. Il a la volonté de montrer que les Etats-Unis vont rester les grands décideurs en matière internationale. C’est la conséquence du « make America great again ». Il a aussi la volonté de se débarrasser d’un conflit gênant. Si c’est la première de ces considérations, le risque est très élevé que Trump mette un point d’honneur à exclure tout autre participant à une conférence sur l’Ukraine. Si on opte pour l’autre élément d’alternative, l’Europe aurait le droit à un siège à ce moment-là. Car malgré tout, elle a une capacité qui lui est propre : celle d’être plus crédible aux yeux du pouvoir ukrainien que ne l’est l’administration Trump aujourd’hui. Elle peut jouer un rôle de médiateur. J’aurais tendance à penser que le jeu trumpien s’apparente plus à la première option. C’est pourquoi ce sera très difficile à l’Europe de s’imposer.
L’Europe est-elle plus isolée que jamais ?
C’est un peu plus compliqué que ça. On n’a pas suffisamment mis l’accent sur le fait que cette évolution de la position américaine tient à la montée en force d’une nouvelle idéologie, qui est d’inspiration illibérale, qui privilégie l’ordre sur les valeurs et qui tend à faire du national populisme l’un des vecteurs essentiels de la nouvelle politique étrangère. Cette façon d’appréhender le jeu international se retrouve dans bien des pays européens.
La difficulté, ce n’est pas tant l’Europe qui l’aura à la supporter. Ce sera les Etats qui continuent à œuvrer pour des valeurs qui ne sont plus reconnues comme primordiales à Washington, c’est-à-dire l’autodétermination des peuples, la résistance des sociétés, c’est-à-dire le droit international. Ce qui est tout à fait remarquable, c’est la manière dont les Etats-Unis bafouent totalement les règles de droit sur la scène internationale. En conséquence, ce n’est plus l’Europe contre les Etats-Unis, car on a plusieurs pays européens déjà engagés dans cette voie-là. Si l’Europe pouvait faire front uni pour défendre tout cela, elle serait davantage en position favorable qu’aujourd’hui, où elle est doublement l’otage de cette montée du trumpisme – et peut être demain du poutino-trumpisme – et des divisions qui l’assaillent. Car un petit tiers de ses membres a rejoint déjà le camp trumpien.
Avec Donald Trump qui reprend à son compte les demandes de Poutine sur l’Ukraine, assiste-t-on à une nouvelle étape des relations internationales sous forme de rupture, ou y a-t-il une continuité ?
Incontestablement, l’élection de Trump a marqué une rupture. Mais derrière cette question, il y a un élément très important, et qu’on n’a pas vu venir, c’est que cette ancienne grammaire des relations internationale ne fonctionne plus depuis un certain temps. Les alliances, au sens classique du terme, ne fonctionnent plus comme au temps de la bipolarité. Il fallait s’attendre à ce que les Etats-Unis viennent s’émanciper de l’alliance atlantique, et avec un coup d’accélérateur avec l’élection de Trump à la Maison blanche.